Alors que l’Algérie a célébré,il y a quelques semaines, le 66e anniversaire du déclenchement de la lutte armée, il est sans doute opportun de se souvenir que nombreux furent les militants et combattants étrangers venus de divers pays qui s’impliquèrent avec ferveur et bravoure (parfois jusqu’au sacrifice suprême) pour aider les Algériens à se libérer du joug colonial.
Parmi ces «frères des frères»(1), les Algériens connaissent au moins les noms de Francis Jeanson, Henri Maillot, Maurice Audin, Fernand Iveton ou encore Annie Steiner.
S’agissant des militants antillais, si le parcours de Frantz Fanon demeure exemplaire à de multiples titres, l’aura du psychiatre et penseur algéro-martiniquais a peu à peu estompé d’autres figures humaines et politiques non moins admirables, telles que celles de Guy Cabot-Masson, Sony Rupaire, Roland Thésauros mais aussi à Daniel Boukman. C’est précisément à ce dernier que l’on souhaiterait rendre hommage dans cette courte présentation.
En 1961, alors que la guerre d’Algérie connaît ses pires heures, Daniel Boukmanfait partie de ces jeunes «insoumis» qui, à l’exemple du grand Fanon, choisiront de rejoindre la résistance algérienne et qui seront exfiltrés par l’intermédiaire des réseaux du FLN. Après l’indépendance, considéré comme déserteur par les autorités françaises, il passera près de 20 ans dans son pays d’adoption où il exercera en tant qu’enseignant de français à Boufarik. Tout au long de ses années algériennes, il est très impliqué dans la vie culturelle du pays et active avec passion dans la mouvance artistique, par exemple aux côtés des animateurs de la Cinémathèque d’Alger.
Du point de vue littéraire, il se fait très tôt remarquer pour la qualité de son écriture poétique et surtout théâtrale. S’il fallait citer quelques-unes de ses œuvres, on pourrait mentionner Chants pour hâter la mort du temps des Orphée (P. J. Oswald, 1967), Les Négriers(2) (P. J. Oswald, 1971), Ventres pleins, ventres creux (P. J. Oswald, 1971), Et jusqu’à la dernière pulsation de nos veines (L’Harmattan, 1976). Durant cette même période, il écrit également une pièce qui ne sera publiée que bien des années plus tard, La Véridique histoire de Hourya(3).
Sur le plan dramaturgique, cette pièce se réfère aussi bien aux expériences katébiennes qu’au théâtre classique élisabéthain (plus particulièrement Shakespeare). Daniel Boukman y dénonce déjà le sort réservé aux femmes algériennes dans le contexte des années 1960 où le souvenir de leur rôle actif durant la Révolution est pourtant encore très vif. Même si certains aspects de la pièce ont pu accuser le passage du temps (surtout compte tenu des évolutions socio-culturelles qu’a connues le pays), on ne peut que souhaiter que cette pièce soit traduite en arabe algérien pour être montée et jouée en Algérie, le pays qui l’a inspiré.
Sur un autre plan (mais évidemment complémentaire), l’engagement politique de Daniel Boukman pour la défense de la mémoire plurielle de son pays natal l’a amené très tôt à se battre pour la sauvegarde et la valorisation du créole antillais. C’est ainsi que, dès son retour en France (où il s’installe dans un premier temps, avant son retour définitif en Martinique), il commence à publier dans cette langue.
Ce sont d’abord plusieurs recueils poétiques (dont Anbafey, éditions Radio Mango, 1987), mais aussi du théâtre (oulbwaek bwabwa, K. éditions, 2008, ou encore Kat ziékontrémanti fini, pièce radiophonique, éditions Mabouya, 2009).
En parallèle, le poète et dramaturge est très présent dans le domaine pédagogique puisque, dès sa réinstallation à Fort-de-France, il enseigne la langue et la culture créole en qualité de maître de conférences associé, à l’université des Antilles et de la Guyane.
De même, il anime un atelier d’étude du créole martiniquais sous l’égide du Centre international recherche étude coopération Caraïbe Amériques (Cirecca). Daniel Boukman est aussi membre fondateur de KM2 (Krey Matjè KréyolMatinik : Association d’écrivains martiniquais en langue créole). Enfin, de 2008 à 2018, il réalise l’émission Tout Lang Sé Langsur Radio Martinique, émission en créole consacrée aux créoles de la Caraïbe.
Ceux et celles qui ont connu ou rencontré Daniel Boukman peuvent témoigner de l’humilité de l’homme, de l’exigence du poète et de l’ardeur du militant. Une ardeur et un engagement jamais en défaut. Rien d’étonnant, alors de le voir célébrer, il y a à peine quelques mois – en pleine pandémie – un épisode sanglant mais ô combien glorieux de l’histoire de la Martinique. Il s’agit de ce que les historiens en coutume d’appeler «L’insurrection du Sud».
Cet événement renvoie en premier lieu à une situation de domination coloniale que les Algériens connaissent bien puisqu’ils en ont malheureusement subi les effets pendant plus de 130 ans. En Martinique, l’étincelle de la révolte se produit lorsque, plus de 20 ans après l’abolition de l’esclavage, un jeune Noir de la commune du Marin, Léopold Lubin, est publiquement (et injustement) humilié.
En effet, alors qu’il le croise à cheval, un fonctionnaire blanc estime que le «nègre» ne lui cède pas assez vite le passage sur la route. Il jette à terre et lui porte des coups de cravache. A la suite de cette agression caractérisée, Léopold veut déposer plainte. Mais les autorités de police refusent de l’enregistrer. Indigné, le jeune homme trouvera l’occasion, quelques semaines plus tard, de rendre la monnaie de sa pièce à son agresseur. Ce qui lui vaudra une condamnation à 5 ans de bagne et 1500 francs d’amende.
Le 22 septembre 1870, à l’annonce du rejet du pourvoi en cassation, des milliers de femmes et d’hommes se rassemblent à Rivière-Pilote et déclenchent une puissante insurrection. Elle va s’étendre à une bonne partie du sud de l’île et durera plusieurs semaines. Les insurgés s’en prendront aux domaines agricoles des grands propriétaires «békés», symboles du pouvoir politique et économique des anciens maîtres blancs. Parmi les leaders du soulèvement, on mentionnera bien sûr le nom de Louis Telgamais mais aussi celui de Marie-Philomène Roptus, surnommée Lumina Sophie ou encore Surprise, une jeune couturière de 21 ans.
A l’image, la Mulâtresse Solitude, une autre grande résistante antillaise, la jeune héroïne martiniquaise se distinguera par son courage et sa détermination. Comme ses compagnons, elle paiera le prix fort pour cet engagement sans réserve dans le combat de son peuple. Lumina Sophie sera condamnée au bagne à perpétuité, et ce, alors qu’elle est enceinte. Elle accouchera en prison et sera séparée de son enfant. Elle mourra quelques années plus tard à Saint-Laurent-du-Maroni (Guyane).
C’est cette séquence à la fois douloureuse et cruciale de la longue lutte des peuples antillais pour le recouvrement de leur liberté et de leur dignité que vise à rappeler Pa bliyésonjé Septanm 1870 ! (Septembre 1870 n’oublions jamais !)(4). De fait, comme il est mentionné dans la quatrième de couverture de l’ouvrage. «Ce moment exceptionnel de l’histoire de ce pays a été l’objet d’un long silence. Fort heureusement, par leurs écrits, des historiens ont mis un terme aux méfaits de cette ignorance. Cette chronique se veut tel un sentier que l’on peut suivre pour accéder à une route permettant d’avancer, encore avancer, sur le chemin de la connaissance du passé, du devenir du peuple de ce pays.»
Comme on le voit, les «frères des frères» antillais n’ont rien oublié de leur histoire. Mais il est frappant de constater un phénomène, dont l’époque contemporaine nous a fourni de nombreux exemples : la convergence des luttes anti-coloniales à travers le temps et l’espace. En effet, on peut se rappeler que dans notre pays aussi, pratiquement au même moment, après le vote du Décret Crémieux du 24 octobre 1870, on commence à assister à des manifestations de rébellion en Kabylie.
A partir de janvier 1871, de jeunes Spahis qui refusent d’aller se battre en Europe contre la Prusse organisent une importante mutinerie qui s’étend à plusieurs villes de l’Est algérien. Cette révolte s’amplifiera et sera rapidement récupérée et capitalisée par Cheikh El Mokrani qui lancera ses troupes à l’assaut de Bordj Bou Arréridj un certain 16 mars 1871. Ce sera le début d’une insurrection majeure dans l’histoire de l’Algérie.
Une insurrection qui ne s’achèvera qu’en janvier 1872 après une répression militaire sanglante. La justice coloniale prendra la relève en décidant toute une série de mesures de rétorsion particulièrement violentes (peines de mort, déportations, lourdes amendes collectives et confiscations de terres, etc.). Mais la résistance algérienne trouvera les moyens idéologiques, politiques et militaires de poursuivre la lutte jusqu’à la victoire finale en juillet 1962.
Ainsi, c’est bien d’une mémoire partagée dans le feu et le sang de nos luttes communes contre la domination coloniale européenne (et occidentale) dont nous parle Daniel Boukman tout au long de son œuvre. Mais peut-être plus particulièrement dans ce dernier opus. Et à juste titre. En effet, alors que les sirènes de la démission – pour ne pas dire de la trahison – n’arrêtent pas de résonner à longueur de journée et de nuit, dans une débauche de pixels viraux sur nos écrans mondialisés, il est aujourd’hui d’une urgence extrême de ne pas oublier. Ne pas oublier le sacrifice de ceux et celles qui, au péril de leur vie, par-delà les différences de cultures, de couleurs, de religions ou d’opinions, acceptèrent de défendre la cause des opprimés, dans leurs patries mais aussi à travers le monde. Oui.
Plus que jamais se souvenir. D’abord, comme le rappelait le grand résistant antillais Louis Delgrès dans la célèbre proclamation du 10 mai 1802, que «la résistance à l’oppression est un droit naturel». Mais plus encore. Se souvenir que «nous ne sommes rien sur terre, si nous ne sommes pas d’abord l’esclave d’une cause, celle des peuples et celle de la justice et de la liberté». (Frantz Fanon, Les Damnés de la terre).
Par Mourad Yelles , Universitaire
1- Cette formule fait référence au beau film de Richard Copans (1992).
2- Adapté au cinéma par le grand cinéaste Med Hondo, en 1979, sous le titre West Indies ou les nègres marrons de la liberté.
3– Publiée pour la première fois par les éditions New Legend,avec une préface de Mourad Yelles (Paris, 2001).
4- Editions L’Harmattan, avril 2020. A signaler que le texte est «écrit dans les langues de l’archipel caribéen (créole martiniquais, français, anglais, espagnol) […] comme une invite à entrer dans une ronde fraternelle».