Lorsqu’on traverse les riches terres de la plaine de la Mitidja, du côté de Boufarik, Chebli et Sidi Moussa, on est surpris par le phénomène de l’enclosure qui y a fait son apparition depuis trois à quatre années. Il s’agit des clôtures, piquets et grillages, qui délimitent soigneusement de vastes parcelles de terres qui étaient auparavant bordées par des brise-vents de cyprès.


Ce phénomène nouveau rappelle étrangement les écrits d’économistes et d’historiens sur la naissance du capitalisme et la révolution industrielle en Angleterre. En effet aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’enclosure se développe en Angleterre, elle correspond à la constitution de vastes domaines qui se forment aux dépens de la petite propriété paysanne. Les anciens propriétaires chassés par divers moyens se retrouvaient en fermage ou en métayage sur des terres qu’ils possédaient autrefois, ou migraient vers les villes. C’est le début de l’exode rural, l’industrie, en plein essor, bénéficie de l’afflux de cette main-d’œuvre abondante et à bon marché. La constitution de ces vastes exploitations a permis d’accroître la production agricole par l’amélioration des techniques de production (suppression de la jachère, utilisation des engrais), elle a également permis le développement de l’industrie naissante. « Dans toute l’Europe, les enclosures sont la preuve que s’achève lentement la mutation économique qui fait passer le monde du temps des communautés au temps des entrepreneurs - du temps de la survie par la solidarité au temps de l’enrichissement par la spéculation agricole. » Si le phénomène de l’enclosure correspond à l’avènement historique d’un mode de production, voilà plus de quatre siècles en Europe, à quoi correspond-il dans la Mitidja du XXIe siècle ?

1. La genèse : La Mitidja représente dans l’imaginaire de notre peuple le symbole même de la colonisation, de cette Algérie de papa, balayée par l’indépendance. En 1963, une autre symbolique apparaît, celle de l’autogestion, les noms des martyrs de la révolution remplacent, sur les frontons des domaines agricoles, les noms des anciens propriétaires coloniaux. Cela est perçu comme une juste revanche sur l’histoire, c’est le triomphe des idéaux de justice et de liberté pour lesquels se sont sacrifiées tant de générations. La souveraineté de l’Etat algérien retrouvée s’est totalement cristallisée dans la récupération et la gestion de ces terres, avant même la nationalisation des hydrocarbures dans les années 1970. Les domaines autogérés (DAG) qui s’étendaient sur plus de 60% des terres de la Mitidja, la plaine la plus fertile du pays, ont de tout temps alimenté les phantasmes et les appétits ainsi que les critiques les plus acerbes. Le regretté Sebti disait : « La Mitidja est la vache à lait de l’administration. » Référence sans doute à l’énorme gâchis provoqué par l’urbanisation incontrôlée, l’incompétence et l’impuissance de la tutelle à protéger et valoriser le patrimoine. De fait dès 1982, un constat d’échec a été établi sur la base des faibles performances du secteur autogéré. En réalité il s’agit d’une vaste offensive dirigée contre l’ensemble du secteur économique public accusé d’être ingérable et non rentable. La réforme globale engagée par le gouvernement de l’époque (1982) pour améliorer la rentabilité du secteur public consistait en la restructuration. Les domaines autogérés ont été redimensionnés, c’est-à-dire ramenés à une taille moyenne de 4000 ha, par unité, taille jugée gérable, alors qu’ils pouvaient atteindre auparavant jusqu’à 10 000 ha. Un programme de redressement a été mis en place, sous la houlette d’un ministre réputé efficace et compétant. Dans la foulée, on assiste à la liquidation de la RA, les terres des CAPRA ont été suivant le cas intégrées au secteur autogéré, restituées à leurs anciens propriétaires, ou attribuées dans d’obscures conditions aux anciens coopérateurs, aux moudjahidine, ou ayants droit. En 1987, le programme de redressement des DAG, a été stoppé brutalement, avec la loi 87-19, sur la restructuration du secteur public agricole. On disait que le ministre de l’Agriculture n’était pas d’accord avec le contenu de cette loi et qu’il n’en a pris connaissance qu’à l’occasion de sa présentation devant l’Assemblée nationale. Cette loi organise le démantèlement du secteur autogéré, les exploitations sont divisées en petites unités et sont attribuées aux ouvriers des DAG, ou aux ayants droit organisés en exploitations agricoles collectives (EAC) ou en exploitations agricoles individuelles (EAI). Les attributaires ne disposent que du droit de jouissance, la propriété reste étatique.

2. L’évolution : On a longtemps spéculé sur la loi 87-19, et le débat est toujours ouvert, on peut néanmoins relever quelques éléments sur ses effets :

  • Le foncier : le parcellaire des Domaines était ordonné suivant la logique de la grande exploitation, la division des DAG en EAC et EAI rompait cette logique et faisait de notre agriculture une agriculture de petites exploitations. Il faut ajouter à cela que le découpage des parcelles soumis aux intérêts des uns et des autres n’a toujours pas été heureux d’un point de vue technique, ce qui a conduit à multiplier les problèmes d’équipement et d’exploitation.
  • Le statut des terres : le statut des terres pose également celui des attributaires. Le droit de jouissance des terres propriété de l’Etat, réservé aux travailleurs du secteur et aux ayants droit, exploitées collectivement, a conduit à des situations inextricables. Les nombreux non-dits de la loi et le laisser-faire de l’administration ont paralysé le fonctionnement de l’exploitation et fragilisé la protection du patrimoine. Les titres d’attribution qui devaient être établis par les services des Domaines ont connu un retard inexplicable. Les terres des EAC/EAI sont devenues une proie, pour la spéculation foncière, organisée au niveau local, notamment autour des centres urbains. Il était devenu facile pour les APC d’effectuer, parfois avec la complicité des attributaires, le transfert des terres vers la constitution de coopératives immobilières, après le désistement des concernés. Le phénomène a pris une telle ampleur qu’on assiste à la disparition d’exploitations entières, inexorablement remplacées par des constructions. La situation très largement dénoncée, notamment par la presse, a amené le chef du gouvernement à monter au créneau à plusieurs reprises mais ses avertissements n’ont pas jugulé le phénomène. Deux facteurs ont grandement contribué à la déliquescence du secteur : l’endettement des attributaires et le terrorisme. Les attributaires devaient payer à terme les équipements dont ils avaient bénéficié, ils devaient également avoir des crédits de campagne et des avances auprès de la banque. L’accès au crédit bancaire était une nécessité pour les exploitants car il devait leur permettre à la fois de subvenir à leurs besoins et de financer leur cycle de production. La détérioration de la situation a rapidement conduit à un endettement important pour la plupart des exploitations, qui ont été déclarées insolvables et ont été exclues du prêt. Sans ressources les exploitants ont été soumis à partir de 1992, au terrorisme qui sévissait dans la Mitidja et ailleurs, il n’était plus question de se rendre aux champs pour les travaux agricoles sous peine de mort Privés de ressources et ne pouvant exercer leurs activités, les attributaires se sont mis à brader les biens de leurs exploitations, le cheptel, le matériel, on dit même que les brise-vents ont été sciés et vendus. On signale également toutes sortes d’arrangements et de trafics contraires aux dispositions de la loi, comme la division des parcelles, la dissolution des groupes des EAC, la sous-location.

3. Le constat : Il était clair que la loi 87-19 a vécu. Sur le terrain, à la situation d’anarchie qui prévaut, répond le silence de la tutelle. Sollicité à plusieurs occasions, le ministre de l’Agriculture minimise le problème en déclarant que « les EAC/EAI ne représentent qu’une petite partie du potentiel national », il y avait par conséquent d’autres priorités. En fait, la situation est restée longtemps bloquée, et les données du problème ont évolué avec le retour de la sécurité et la relance économique. L’enjeu principal tournait d’abord autour de la privatisation des EAC/EAI, l’option est sérieusement envisagée, mais il se pose un problème : Qui doit en bénéficier ? Deux avis se manifestent plus ou moins ouvertement, mais avec force :

  • Les attributaires des EAC/EAI : regroupés au sein de l’UNPA, l’organisation étrangement silencieuse devant la situation, exprime du bout des lèvres son intérêt pour la privatisation. Le SG de l’UNPA s’est manifesté surtout pour défendre ses adhérents accusés de dilapider le patrimoine des EAC/EAI et pour demander l’annulation de la dette des paysans. L’UNPA estime que les attributaires doivent être prioritaires en cas de privatisation parce qu’ils n’ont pas d’autres sources de revenus et parce qu’ils étaient présents sur le terrain depuis le début. L’organisation déclare cependant que ses adhérents ne peuvent acheter la terre en cas de vente, parce qu’ils sont sans moyens financiers.
  • La famille révolutionnaire : les moudjahidine et ayants droit estiment avoir un droit de préemption, d’abord ès qualités, et en vertu du fait que plusieurs membres des anciennes CAPAM ont été intégrés au sein des DAG, puis déclarés attributaires des EAC/EAI. Plusieurs moudjahiddines sont membres de l’UNPA. Le souhait des ayants droit n’est pas explicite, il s’agit beaucoup plus d’un travail de coulisses au sein des institutions, leur revendication rejoint celle de l’UNPA, la privatisation devra les concerner, et elle devra se faire à leur profit au dinar symbolique. Devant cette situation, il était impossible d’envisager une loi-cadre au niveau de l’APN, d’autant plus que l’instabilité politique du pays exigeait pour le pouvoir en place l’alliance la plus large. Le débat engagé en aparté montrait qu’il ne pouvait y avoir de consensus sur la privatisation. Le président de la République, au début de son premier mandat, a rapidement tranché la question en déclarant que les terres resteraient propriété de l’Etat. Sur cette base, il ne restait plus qu’à envisager la meilleure forme de gestion : la concession ou le bail. Depuis la déclaration du président, on assiste à une accélération de transactions sur les titres d’attribution, d’abord illégales, puis autorisées et réglementées par la circulaire interministérielle n°7 du 15 juillet 2002 (qui concerne les terres agricoles du domaine national) et permet sous certaines conditions la cession des droits réels immobiliers octroyés aux producteurs agricoles en vertu de la loi 87-19. Cette circulaire précise que « le postulant à l’acquisition doit être de nationalité algérienne, avoir une qualité de travailleur du secteur agricole, la priorité est donnée aux jeunes ayant reçu une formation agricole ». La qualité de travailleur du secteur agricole « est attestée par un document délivré par la caisse d’assurance sociale d’affiliation ou par un certificat de l’établissement formateur pour les jeunes ». Enfin chaque postulant à l’acquisition devra « ne pas acquérir plus d’une quote-part et ne pas faire l’acquisition de droits dans plus d’une exploitation ». Le montant de la transaction est porté sur l’acte de vente, il est précisé que le droit de jouissance représente 60% de la valeur vénale de l’assiette foncière de l’exploitation. L’acte de vente est établi par un notaire. Une fois publié par les services des Domaines, il donne droit pour l’acheteur à la carte d’agriculteur établie par la chambre d’agriculture de wilaya. La carte d’agriculteur est le véritable sésame pour l’accès aux subventions de l’Etat à travers le PNDA, lancé en 2000. La circulaire est venue pour baliser la situation devenue inextricable sur le terrain. Dans les faits, le mouvement de cession avait déjà commencé avant la circulaire. Il faut relever que la circulaire est en elle-même un anachronisme, c’est le résultat d’un compromis, comment en effet l’Etat peut-il autoriser la cession payante du droit de jouissance accordé gratuitement aux attributaires ? Est-ce qu’il ne s’agit pas d’une couverture juridique aux tractations illégales qui se sont développées à la faveur du terrorisme ? Qu’est ce qui peut justifier une pareille mesure ? Sur un autre plan, il s’agit de s’interroger sur la qualité du postulant à l’acquisition, qui devra être « travailleur du secteur agricole, ou justifier d’une formation agricole ». Cette notion est bien vague. Le dernier point concerne la part qu’il est possible d’acquérir, limitée en quelque sorte à une quote-part, dans une seule exploitation. Lors de l’inauguration du complexe sportif de Sidi Moussa, le président de la République a déclaré avoir préservé le terrain d’assiette (un ancien domaine agricole de l’Etat), pour l’intérêt général, il a ajouté que tous les terrains avaient été vendus au privé. Ces paroles énigmatiques du président peuvent être interprétées de différentes manières, mais elles sonnent comme un reproche et un aveu d’impuissance.

4. L’épilogue : Il est extrêmement difficile à l’heure actuelle d’avoir une idée exacte du mouvement des transactions portant sur le foncier public de la Mitidja, en l’absence de rapports ou de statistiques officielles. Et pour décrire la situation, on ne peut que se baser sur les dires des attributaires eux-mêmes, avec tous les risques d’exagération que cela comporte. La circulaire n°7 du 15 juillet 2002, limite l’acquisition des droits de jouissance, mais il existe de nombreuses possibilités et de nombreux prête-noms potentiels. Les travailleurs du secteur constituent un excellent vivier pour ce genre de pratiques. En fait, un véritable marché parallèle s’est formé avec ses rabatteurs, ses intermédiaires, ses vendeurs et ses acheteurs et sa propre bourse des valeurs. Les droits de jouissance ont, paraît-il, changé de main et même de catégorie sociale contre espèces sonnantes et trébuchantes. On raconte que dans toute la région de Chebli, l’opération a été pratiquement finalisée au profit de nouveaux investisseurs. Une bourse du foncier a été établie dans la zone, et elle ne correspond pas aux dispositions établies par la tutelle. L’hectare de terre nue en sec est estimé à 200 000 DA, le même hectare en irrigué est cédé à 500 000 DA. L’acheteur en plus du prix de la cession devra prendre en charge les différentes dettes de l’ancien attributaire et s’acquitter de différentes taxes et droits, mais même à ce prix, c’est une excellente affaire pour celui qui dispose des moyens de valoriser la terre. On signale également des cas d’achat et de revente par le biais d’intermédiaires. La terre achetée nue et en sec est revendue après équipement et irrigation grâce à la subvention du PNDA, avec une plus-value conséquente. L’accès au PNDA fait également l’objet de tractations, les subventions de l’Etat sont très intéressantes et peuvent représenter jusqu’à 70% du coût de l’investissement. L’accès au FNDA est strictement limité aux possesseurs de la carte d’agriculteur établie par la chambre d’agriculture. La plupart des acheteurs ne peuvent pas prétendre à la carte d’agriculteur parce que l’opération nécessite au préalable la publication de l’acte de vente par la conservation foncière, et c’est justement à ce niveau que l’opération tarde le plus. Des acheteurs ont recours aux membres des EAC avant même l’opération d’achat. Le chef de groupe utilise sa carte d’agriculteur pour solliciter la subvention du FNDA, même s’il n’est plus concerné par l’exploitation après la vente de son droit. Ce service en lui-même n’est pas gracieux, et le concerné se fait rétribuer son intervention. Il reste l’épineux problème de l’autorisation de forage qui est délivrée par les instances de la wilaya, pour limiter les abus et équilibrer l’utilisation de la nappe et qui reste difficile à contourner. Il est absolument impossible de vérifier toutes ces allégations sur le terrain, mais si l’on en juge par la taille des parcelles cernées par des enclos, c’est un véritable remembrement foncier qui s’est opéré sans bruit ni éclats.

5. Conclusion : Il n’est pas question pour nous d’être pour ou contre la privatisation, ou de défendre un passé supposé glorieux, mais de montrer que la propriété d’Etat ne constitue pas en elle-même une garantie pour la protection des terres et leur valorisation, comme le prouvent de nombreux exemples dans le monde. En France, la loi d’orientation foncière, modulée suivant les potentialités de chaque zone, privilégie les droits du fermier sur ceux du propriétaire ; et bien que la propriété soit privée, elle est préservée et travaillée. En Algérie, si la propriété d’Etat a contribué à la dilapidation des terres, il n’est pas prouvé que la privatisation les aurait préservées. Dans les années 1970, les projets les plus invraisemblables ont été implantés en zones agricoles comme les cimenteries, les complexes industriels et les cités-dortoirs ; et dans les années 1980, ce sont les coopératives immobilières qui s’installent. Ce n’est bien sûr pas la propriété d’Etat en elle-même qui est en cause, mais plutôt la perception de la société de la propriété d’Etat comme bien commun et son organisation autour de ce rapport de propriété. Dans notre pays, l’Etat et la propriété de l’Etat sont en relation directe avec la distribution de la rente et tous les acteurs au niveau politique et économique y voient la principale source d’enrichissement. Quand on traverse la riche plaine de la Mitidja, on sait déjà que le phénomène de l’enclosure correspond à une situation de stand-by : les acteurs se sont déjà positionnés et en fonction de leurs intérêts et de la politique de l’Etat, ils peuvent soit ruiner définitivement l’une des plus riches plaines du pays, ou investir durablement dans sa renaissance.


Pour plus d'informations...
http://www.elwatan.com/2005-01-23/2005-01-23-12149


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