À Boufarik, dans la plaine de la Mitidja, la mort du chef du GIA a laissé les habitants indifférents: récit de la fin d'une histoire que personne ne connaît vraiment.
Alger, 22/03/02 - Les rues de Boufarik, ville natale de Antar Zouabri, ne sont plus défigurées, comme entre 1993 et 1998, par les barrages de béton armé, les herses, les uniformes et les klash. Boufarik a retrouvé aujourd’hui le mouvement, les grouillements humains, mais elle semble avoir définitivement égaré sa coquetterie. Elle a pris un coup de vieux, exactement comme un visage humain subit un choc terrible, c’est peut-être pour cela que pour les natifs de cette ville, la mort de Antar Zouabri est «un non-événement».
Assis devant son clavier, un jeune informaticien dont la boutique se trouve pile en face de la maison où Zouabri a été abattu le 8 février dernier, dit que «l’élimination de Zouabri ne change rien, c’est trop tard, ennass tabet(nous avons trop longtemps mijoté dans le malheur)».
La maison en question se trouve dans une ruelle peu fréquentée, et affiche encore les traces de l’assaut. Les jeunes qui passent et soupçonnent la présence de journalistes hâtent le pas, «Antar connais pas, on n’est pas d’ici…» disent-ils, furtivement, avant de disparaître.
D’ici ou d’ailleurs, personne ne semble vraiment connaître la figure la plus sinistre de la décennie terrible que vient de vivre le pays. Son arrivée, en 1996, à la tête des Groupes islamiques armés, fait franchir au terrorisme les frontières de l’acte de terreur classique pour basculer dans la démence de boucheries humaines aussi terrifiantes qu’inexplicables. Son nom est à jamais lié, dans la mémoire collective, aux images de bébés fracassés contre les murs.
«Ce n’est pas un monstre, c’est un être humain, un peu trop agressif, la période était un peu spéciale…», chuchote un commerçant dans l’obscurité de sa boutique, mais il est immédiatement contredit par un jeune client: «il a tué des milliers d’êtres humains, c’est une…bête». Pour l’informaticien, «Zouabri n’est pas non plus un salaud, on ne peut pas employer ce mot tant qu’on ne connaît pas son histoire, comment il est devenu "terro". De toute façon, il n’a jamais rien représenté pour les gens d’ici, ce sont les médias qui ont fait de lui une célébrité…».
Haouch Gros, un bouillon de mauvais souvenirs
Antar Zouabri est né en 1970, cadet de six enfants. Ses parents, originaires de Médéa, ont migré vers la Mitidja, bien avant la guerre de libération, pour s’installer dans un domaine colonial, Sainte Marguerite, à une dizaine de km de Boufarik. La propriété, qui appartenait aux parfumeurs français Chiris a été nationalisée en 1963, après l’indépendance, et rebaptisée Souidani Boudjemaa, héros de la guerre de libération. Mais bizarrement, le domaine est aujourd’hui appelé Haouch Gros.
Il a été de 1993 à 1998 le porte-flambeau des «patriotes». D’abord localité martyre de la terreur islamiste, au centre du «triangle de la mort», ensuite emblème de la «résistance républicaine», Haouch Gros est un bouillon de mauvais souvenirs. Et si Boufarik a perdu de son éclat, Haouch Gros, pourtant planté au milieu de vergers de splendides citronniers, est hideux.
Son entrée est annoncée par une allée d’arbres mutilés, ses espaces verts parsemés de ferrailles rouillées et de restes de la guerre que personne ne veut déplacer ou réparer. Avec la concorde civile, les «familles de terroristes» sont revenues : «c’est bien qu’ils reviennent vivre chez eux, c’est plus calme comme ça. De toute façon, il n’y a plus que les vieux et les femmes parmi eux», disent les pragmatiques.
Pragmatiques, bon nombre de «patriotes» le sont : «on est patriotes aujourd’hui parce que ça nous aide à survivre, on n’a rien d’autre à faire, nos salaires ne sont versés que tous les trois mois, mais c’est toujours ça de gagné contre la misère». Haouch Gros est ainsi peuplé de gens oisifs qui passent leur temps à s’épier les uns les autres, silencieusement, mais avec détermination.
Le moindre mouvement inhabituel est immédiatement signalé. Et si d’aventure des étrangers se risquent à vouloir rencontrer ce qui reste de la famille Zouabri, l’armée est immédiatement informée. Elle débarque, encercle et harcèle : comme si une dérogation militaire était aujourd’hui nécessaire pour parler à des civils.
La fin d’une histoire que personne ne connaît
Mais autant Antar Zouabri est «célèbre» lorsqu’il est à la tête des GIA, autant personne dans sa région natale ne se souvient du Antar d’avant le GIA… Le jeune Antar devait être un garçon bien discret, ou tout à fait quelconque. Un «patriote» du même âge que lui affirme avoir été à la même école, mais il est incapable d’en dire autre chose qu’un expéditif largement matraqué par les médias: «Antar a toujours été un déchet non recyclable».
En vérité, seuls les médias en Algérie se sont posés en fins connaisseurs du personnage. Le portrait-robot qu’ils dressent est le suivant : issu d’une famille très pauvre, bête et méchant, Antar a été expulsé de l’école tout petit, il est devenu très vite voleur, comme le reste de ses frères d’ailleurs. Fils de harki, sa haine pour l’Algérie et les Algériens était inextinguible. Ajoutées à l’obscurantisme islamiste, traîtrise et cruauté sont des traits de famille : Antar a une sœur, Nacera, tout aussi sanguinaire, qui défraya la chronique déjà tourmentée de l’année 1997. Le tour du personnage est bouclé, le boucher des grands massacres, Rais et Bentalha, expliqué. Circulez.
Le commun des Algériens a découvert Antar Zouabri à travers une photo de terroriste recherché. Cinq ans plus tard, ils sont invités à prendre acte de sa mort par la photo d’un cadavre. Cette photo, hideuse parce qu’elle ne révèle rien sinon une mort douloureuse, a été une brutalité de trop commise contre les Algériens. Elle est censée signer la fin d’une histoire que personne ne connaît vraiment. La liquidation de Zouabri laisse un sentiment de ratage immense. Antar Zouabri, une clé de la compréhension de notre cauchemar national s’en est allée sans avoir dit pourquoi il nous a fait subir l’impensable.
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